par Olivier Gérard
Tandis que dans la réalité, par le trait, la touche, la courbe ou l’estompe son regard aigu, ses mains éloquentes envahissent un papier que la blancheur défend, Chan, au fond de lui-même, tel le piéton de l’espace progressant d’une marche impalpable dans le cosmos, avance à pas mesurés dans son exploration de l’invisible. C’est bien ce qu’il cherche, Chan : plus il dessine, plus son crayon s’active, plus les formes naissent sur sa page, et plus il progresse dans sa quête de ce qui est au delà de l’image – sa quête pour traquer le vide. Pas le vide du néant, ni celui qui refuse la vie : un vide qui enjambe les apparences, se met à parler quand le graphisme se tait, un vide puissant et riche impossible, suggère-t-il, à traduire autrement que par la blancheur.
Est-ce pour atteindre cet objectif qu’il dessine ? Il a pioché au cours de son enfance dans l’atelier et l’arsenal pictural de ses parents pour y trouver les instruments de sa vocation : le crayon, le pinceau, les couleurs . Il aurait tout aussi bien pu devenir musicien ou peintre. Mais non, son âme, c’est le dessin. Un dessin auquel il donne des frontières très précises, ce qui ne veut pas dire limitées, car plus le champ est étroit, plus le contenu est dense.
Dès qu’on l’aborde, il nous plonge de le monde du graphisme, lui qui est adepte du tatouage et qui en a fait sur son propre corps le florilège, puisant dans la tradition de l’irezumi japonais, des samouraïs ou des yakuzas. Offrir le satin vierge de sa peau à la pointe de l’aiguille, se créer une seconde peau, c’est déjà une démarche tellement voisine de l’art de jeter des formes sur cette autre peau : le papier !
Sur ce papier, ses hommes se dénudent, se cambrent, se tournent, se renversent, offrent leur torse, leurs croupes, leur sexe, leur bouche, leurs yeux, leur regard, leur désir, leur supplication, leur soumission, leur domination, leur indolence, la volupté de leurs reins, de leurs mains, de leurs cuisses, mais si violente soit la charge – ou la décharge – de leur énergie et de leur nudité, Chan se défend de se livrer à des représentations érotiques.
L’érotisme n’est pas son objectif.
« Mon but est que mes dessin inspirent aux gens qui les voient la douceur, le repos. Que le noir et blanc leur évoque la quiétude. Le dessin m’équilibre, il confine pour moi à une discipline. »
Ici encore, bien sûr, il est plein d’antagonisme avec lui-même : aboutissant à suggérer de manière brûlante ce qu’il n’a pas cherché. En dessinant – c’est le cas de le dire – blanc il aboutit à noir : noir comme la passion, le désir, le feu. N’est-ce pas ça le vrai art : encercler un thème, un sujet, une vie, pour la suggérer par son enveloppe, sans jamais la toucher à l’intérieur, et centupler ainsi son pouvoir d’évocation ?
Il ne se rassasie qu’à force de précision, perfectionnant le détail de la création et de l’exécution jusqu’à un raffinement extrême. D’ailleurs, il ne semble jamais satisfait, et on le voit regarder presque avec consternation des œuvres (fort belles) passées, comme si elles n’étaient qu’une étape bien précaire vers un idéal qui l’obsède.
Chan pose les yeux sur des êtres trouvés au hasard de ses connaissances
Quand on dit « poser les yeux », c’est bien ainsi qu’il envisage le dessin : comme une rencontre. Dessiner, c’est connaître. Accueillir l’être qui se présente à vous, se forger un fantasme à travers son corps.
Son monde, c’est celui des hommes mûrs. Les aînés sont plus intéressants, il y a plus de détails, de vécu sur leur visages et sur leurs corps.
Ce n’est pas que la jeunesse ne l’intéresse pas : mais il ne ressent aucune inspiration face à cette esthétique trop lisse scandée par les médias et la pub. Au slogan qu’on ressasse « la jeunesse, c’est l’avenir », il oppose : « le futur, c’est dessiner le monde vers lequel je vais. »
La concrétisation de la rencontre sur le papier ne s’effectue pas comme un rite primaire, mécanique, graphique : le choc de la vision, le corps projeté à travers le crayon ne sont que les indices d’un phénomène immédiat, dû au plaisir, à la séduction, puisque toute rencontre pour lui est une forme de l’amour. Un coup de foudre, en somme.
Oui, pour Chan, dessiner, c’est faire l’amour. Les traits qui naissent petit à petit sous ses doigts sont l’incarnation progressive de l’amour. La chair, comme il dit. Avec chaque personnage, il s’engage dans une exploration du corps qui lui fait découvrir des détails que la photo du modèle ne lui révélait pas : une lueur sur la courbe d’un dos, le volume d’un muscle. Sa quête se poursuit longuement, il aime la perfection jusqu’à la minutie, le trait pour faire revivre la chair de l’être s’aiguise, l’obsession le possède.
Ce n’est pas tout : l’apparence, la peau, ce n’est qu’une carapace, celle derrière laquelle tout homme se cache et se défend. En dessinant le visible, Marc, encore une fois, tend à capter chez l’autre ce qu’il ne révèle pas… et si on lui demande ce qu’est l’invisible chez un homme, il est bien difficile de lui soutirer une réponse… encore que son demi silence suggère là encore quelque signe érotique, amoureux. Ici aussi, il marche en marge du réel, comme cet homme aux semelles de vent célébré en poésie.
Cette contradiction fondamentale entre le visible et l’invisible, ce positif et ce négatif qui a provoqué chez lui l’étincelle s’illustre parfois dans des portraits miroirs, où le corps d’un personnage répond à son alter ego semblable dans un dessin, ou parfois un nu bascule en tête-bêche, comme une figure dans un jeu de cartes.
Un portrait véritable, rêve Chan, ce serait justement un portrait multifacettes, capable de synthétiser en un seul dessin toute la charpente d’une personnalité.
Ainsi dans ses dessins apparaît soudain un visage qui se multiplie, se surimpressionne jusqu’à devenir une multitude songeuse d’yeux, de bouches, de cheveux. On y capte la vitalité, les pulsions du sujet. On pourrait se tromper en jugeant qu’à travers ces masques superposés on ne repère plus vraiment le modèle original : cette façon de rendre le sujet invisible, n’est-ce pas le faire encore plus présent ?
Il pousse l’expérience encore plus loin, allant jusqu’à évider la tête d’un personnage, modelant un visage derrière lequel le crâne n’est plus qu’une cavité déserte.
Ses héros s’apparentent volontiers à ceux qui ont sa sympathie, les androïdes, les robots, les créatures synthétique. Il collectionne des figurines, se constitue à travers elles un univers qui le rassure. La nouvelle de Philipp K.Dick qui a inspiré le Blade Runner de Ridley Scott, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? fut un choc esthétique pour lui. Il se penche avec curiosité et empathie sur les otaku japonais, ces êtres qui vivent avec des poupées parce qu’ils se sentent incapables de communiquer avec les autres.
Chan aspire à concevoir un corps qui ne serait plus humain, un corps pour un corps. Les poupées érotiques, avec le luxe de détails dont elles sont composées, le fascinent. Avec ces poupées, chères aux otaku l’homme peut trouve un – ou une – partenaire avec lequel il ose ce qu’il ne risquerait pas avec un de ses semblables. Il peut aller au-delà de tous ses phantasmes : on est vraiment soi-même que lorsqu’on est seul. « Avec un être humain, disent les otaku, il faut toujours prendre en compte les sentiments de l’autre n’est-ce pas ? Ça, c’est épuisant. L’amour à sens unique, c’est mieux. »
Pas de commandes : il n’ambitionne de dessiner que les gens qu’il aime, il n’a pas envie qu’une énergie négative interfère avec la sienne. Son monde virtuel, il se le construit avec ses propres dessins, sans prétention d’apporter quelque chose d’original. Non, il ne va pas faire bouger le monde de l’Art : sa création n’est que l’illustration de son monde à lui.
L’ascèse du vide… Chan l’a sans doute recueillie de sa culture orientale. Né à Londres, mais ayant vécu son enfance à Hong Kong, il a d’abord de renié toute son ascendance chinoise quand il est revenu en France. Puis, soudain, à l’adolescence, il est revenu irrésistiblement vers ses racines et va périodiquement puiser en Asie un renouveau d’énergie.
Cette ascèse-là, il la répète dans les silhouettes de ses personnages, plages blanches inscrites entre le torse et le coude replié d’un nu, ou bien blancs qu’il laisse le long des muscles d’une cuisse. Ces vides-là se reportent à ceux de l’écriture chinoise où le blanc est aussi significatif que le trait tracé.
Le dessin de Chan, c’est un idéogramme où l’espace vide parle à travers ses courbes.
Olivier GÉRARD, 2011.