Jusqu’à l’invisible, par Olivier Gérard.

Tandis que dans la réalité, par le trait, la touche, la courbe ou l’estompe son regard aigu, ses mains éloquentes envahissent un papier que la blancheur défend, Chan, au fond de lui-même, tel le piéton de l’espace progressant d’une marche impalpable dans le cosmos, avance à pas mesurés dans son exploration de l’invisible. C’est bien ce qu’il cherche, Chan : plus il dessine, plus son crayon s’active, plus les formes naissent sur sa page, et plus il progresse dans sa quête de ce qui est au delà de l’image – sa quête pour traquer le vide. Pas le vide du néant, ni celui qui refuse la vie : un vide qui enjambe les apparences, se met à parler quand le graphisme se tait, un vide puissant et riche impossible, suggère-t-il, à traduire autrement que par la blancheur.

Est-ce pour atteindre cet objectif qu’il dessine ? Il a pioché au cours de son enfance dans l’atelier et l’arsenal pictural de ses parents pour y trouver les instruments de sa vocation : le crayon, le pinceau, les couleurs . Il aurait tout aussi bien pu devenir musicien ou peintre. Mais non, son âme, c’est le dessin. Un dessin auquel il donne des frontières très précises, ce qui ne veut pas dire limitées, car plus le champ est étroit, plus le contenu est dense.

Dès qu’on l’aborde, il nous plonge de le monde du graphisme, lui qui est adepte du tatouage et qui en a fait sur son propre corps le florilège, puisant dans la tradition de l’irezumi japonais, des samouraïs ou des yakuzas. Offrir le satin vierge de sa peau à la pointe de l’aiguille, se créer une seconde peau, c’est déjà une démarche tellement voisine de l’art de jeter des formes sur cette autre peau : le papier !

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Chan : Jusqu’à l’invisible. Texte intégral ici.

Chan: Pencilled invisible. English version here.


MMCIII, 92 pages, paru en 2004.

Je vous jouis, par Charles-Arthur Boyer. Préface de l’album MMCIII.

« Écrire, c’est se révéler tel qu’on est pas 

pour qu’enfin on puisse vous comprendre. »

Mathieu Lindon

« Les œuvres d’art naissent toujours 

de ce qui a affronté le danger, de ce qui est allé 

jusqu’au bout de l’expérience, jusqu’au point 

que nul humain ne peut dépasser. Plus loin on pousse, 

et plus personnelle, plus unique, devient une vie »

Rilke

Ainsi que le souligne Mathieu Lindon dans son dernier livre, “Je vous écris”, Hervé Guibert conclut “L’Image fantôme” par cette injonction : « il faut que les secrets circulent… » ; et la vie, la littérature, la photographie comme lieu même de cette circulation dévoilée des secrets, et d’une circulation plus générale des mots et des images. Dès lors dans sa vie, dans ses livres, dans ses images, les secrets vont se découvrir – dans le texte –, et être découverts – par le lecteur –, sans aucune retenue. Aussi, ne seront-ils plus “bien gardés” mais “regardés”. Aussi, seront-ils “livrés” (parfois en pâture et avec insolence) autant que “délivrés”. Pourquoi ? Parce que justement la vie, le monde, circulent peu – et certainement pas assez – dans les textes et les images aujourd’hui ; la vie avec tout ce qu’elle charrie pour un homme – fut-il journaliste, écrivain, photographe – de plaisirs, de désirs, de jouissances, de souffrances ou de défaites. Et quand plus rien de vivant ne circule dans la représentation, se “forment des fantômes” qui viennent hanter le territoire du réel comme celui de nos propres existences. 

Il en est souvent de même dans le travail de Marc Ming Chan, travail qui a pris tour à tour la forme de livres, d’affiches, de cartes postales, d’illustrations pour magazines, d’œuvres exposées dans des bars, des magasins ou des galeries d’arts françaises, américaines ou hollandaises. Mais de ces lieux et de ces objets de circulations multiples et différenciées s’il en fallait, nous n’en avons pas encore dévoilés la teneur. En effet, il s’agit le plus souvent de dessins au crayon noir, de facture classique, parfois accompagnés de mots ou de textes, dont le sujet central pourrait se définir ainsi : les pratiques sexuelles des homosexuels aujourd’hui. Peu importe, comme dans un livre, comme dans une photographie, si tout cela est une réalité ou une fiction, un reportage ou une mise en scène, un tissu d’expériences accumulées ou une interprétation, tout cela parle et fait image, tout cela nous parle et se révèle à nos yeux non comme une vérité mais comme un dicible, un possible, un en-visageable. En quoi est-ce important dans un monde que l’on dit si permissif et que par trop traversé d’images sexualisées à l’extrême ? Justement par que ces dernières images ne re-présentent rien et ne nous re-présentent en rien, Elles ne sont que des couches ou des effets de surfaces lisses, propres et policées. Elles ne prennent ni la parole, ni ne donnent de visage à l’autre, ni ne re-donnent quelque chose au visible. Rien de la vie ou du monde n’y circule. En revanche, fondé sur cette technique particulière du dessin qui point par point, trait par trait, tire la figure du néant du blanc de la feuille de papier pour que le sujet accède à une re-présentation – néant où elle pourrait, presque à tout moment, retourner –, le travail de Marc Ming Chan d’une part, et ce n’est pas la moins importante, livre de l’homosexualité une réalité vivante, active, sexuée qui, il n’y a pas si longtemps que ça, était encore clandestine. Et, dès lors, la délivre de ses “voiles”, de ses “gardes”, de ses “fantômes” – sinon de ses “secrets” –, en lui donnant une parole, un visage, explicite et sans compromis. Mais il y fait surtout circuler du souffle, du sang, des cris, des larmes, de la salive, de la sueur et du sperme ; autrement dit, les aspérités du corps, du désir, du plaisir y font prises, les fluides s’y déversent, la jouissance ou la souffrance y font saillies. 

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Je vous jouis. Texte intégral ici.

Chan: Pencilled invisible. English version here.


Entretien avec Guillaume Dustan.

Novembre 2003.

Bonsoir.

Est-ce qu’on peut commencer par une espèce de vague bio, ou pas ? 

Ouais. 

Ben en fait, euh, moi ce qui m’intéresserait surtout ce serait, quelle est ta formation euh, artistique, quoi ? 

Bon, brièvement, j’ai commencé vers l’âge de seize ans à faire mes premières peintures, avec pas mal de facilités parce que mon père était artiste-peintre, donc on avait à la maison, ma mère vendait des articles de peinture, pinceaux, couleurs et toiles étaient à disposition, tout ça était un peu étalé dans le temps, j’ai arrêté, j’ai fait d’autres choses, et puis, quand j’ai eu dix-sept ans, je voulais bouger de Charleville, donc j’ai fait l’école Duperré, les arts appliqués, j’ai appris pas mal de choses, bon, je n’ai pas été jusqu’au bout, parce que c’était assez contraignant, on était un peu dans un moule, et ça ne me correspondait pas trop. 

C’est quoi l’école Duperré, au juste ? 

C’est une école d’arts appliqués, on a deux premières années où on touche un peu à tout, peinture, sculpture, photo, film, on se spécialise après. Bon, j’ai dessiné par-ci par-là, soit tout seul, soit avec des modèles, j’ai vécu une vie d’artiste pas inintéressante ; à partir de 95-96 j’ai commencé à dessiner des choses sous le nom de Fury 161, donc là ça a commencé à se préciser. 

T’avais quel âge quand Fury est né ? 

Vingt-neuf. Vingt-huit, vingt-neuf. 

Et donc t’as fait des dessins pendant des années, du nu, du nu, du nu, et tout ça. 

Ouais, du nu et beaucoup de portrait, je m’inspire beaucoup de la peinture de la Renaissance, du portrait classique, des personnages très posés, imposants, rassurants. 

C’est qui alors, les influences revendiquées ? 

Rembrandt. J’aime beaucoup Ingres, il y en un que j’aime beaucoup aussi, c’est Gian-Battista Moroni, oui, c’est vraiment celui que je préfère, même si je connais peu de choses de lui, dans les moins classiques, il y a aussi Bacon, bien sûr, même si ça ne se retrouve pas dans mon travail directement, il y a aussi beaucoup de photographes contemporains aussi. 

Texte intégral ici.