par Charles-Arthur Boyer

« Écrire, c’est se révéler tel qu’on est pas 

pour qu’enfin on puisse vous comprendre. »

Mathieu Lindon

« Les œuvres d’art naissent toujours 

de ce qui a affronté le danger, de ce qui est allé 

jusqu’au bout de l’expérience, jusqu’au point 

que nul humain ne peut dépasser. Plus loin on pousse, 

et plus personnelle, plus unique, devient une vie »

Rilke

Ainsi que le souligne Mathieu Lindon dans son dernier livre, “Je vous écris”, Hervé Guibert conclut “L’Image fantôme” par cette injonction : « il faut que les secrets circulent… » ; et la vie, la littérature, la photographie comme lieu même de cette circulation dévoilée des secrets, et d’une circulation plus générale des mots et des images. Dès lors dans sa vie, dans ses livres, dans ses images, les secrets vont se découvrir – dans le texte –, et être découverts – par le lecteur –, sans aucune retenue. Aussi, ne seront-ils plus “bien gardés” mais “regardés”. Aussi, seront-ils “livrés” (parfois en pâture et avec insolence) autant que “délivrés”. Pourquoi ? Parce que justement la vie, le monde, circulent peu – et certainement pas assez – dans les textes et les images aujourd’hui ; la vie avec tout ce qu’elle charrie pour un homme – fut-il journaliste, écrivain, photographe – de plaisirs, de désirs, de jouissances, de souffrances ou de défaites. Et quand plus rien de vivant ne circule dans la représentation, se “forment des fantômes” qui viennent hanter le territoire du réel comme celui de nos propres existences. 

Il en est souvent de même dans le travail de Marc Ming Chan, travail qui a pris tour à tour la forme de livres, d’affiches, de cartes postales, d’illustrations pour magazines, d’œuvres exposées dans des bars, des magasins ou des galeries d’arts françaises, américaines ou hollandaises. Mais de ces lieux et de ces objets de circulations multiples et différenciées s’il en fallait, nous n’en avons pas encore dévoilés la teneur. En effet, il s’agit le plus souvent de dessins au crayon noir, de facture classique, parfois accompagnés de mots ou de textes, dont le sujet central pourrait se définir ainsi : les pratiques sexuelles des homosexuels aujourd’hui. Peu importe, comme dans un livre, comme dans une photographie, si tout cela est une réalité ou une fiction, un reportage ou une mise en scène, un tissu d’expériences accumulées ou une interprétation, tout cela parle et fait image, tout cela nous parle et se révèle à nos yeux non comme une vérité mais comme un dicible, un possible, un en-visageable. En quoi est-ce important dans un monde que l’on dit si permissif et que par trop traversé d’images sexualisées à l’extrême ? Justement par que ces dernières images ne re-présentent rien et ne nous re-présentent en rien, Elles ne sont que des couches ou des effets de surfaces lisses, propres et policées. Elles ne prennent ni la parole, ni ne donnent de visage à l’autre, ni ne re-donnent quelque chose au visible. Rien de la vie ou du monde n’y circule. En revanche, fondé sur cette technique particulière du dessin qui point par point, trait par trait, tire la figure du néant du blanc de la feuille de papier pour que le sujet accède à une re-présentation – néant où elle pourrait, presque à tout moment, retourner –, le travail de Marc Ming Chan d’une part, et ce n’est pas la moins importante, livre de l’homosexualité une réalité vivante, active, sexuée qui, il n’y a pas si longtemps que ça, était encore clandestine. Et, dès lors, la délivre de ses “voiles”, de ses “gardes”, de ses “fantômes” – sinon de ses “secrets” –, en lui donnant une parole, un visage, explicite et sans compromis. Mais il y fait surtout circuler du souffle, du sang, des cris, des larmes, de la salive, de la sueur et du sperme ; autrement dit, les aspérités du corps, du désir, du plaisir y font prises, les fluides s’y déversent, la jouissance ou la souffrance y font saillies. 

Mais puisqu’on y jouit autant qu’on en jouit, en quoi les dessins Marc Ming Chan ne sont-ils pas de simples images pornographiques ? Parce qu’entre son œuvre et sa vie il n’y a pas d’écart, et ce qu’il nous montre et nous désigne ne sont que les images de son propre désir ou de son propre plaisir. Parce que l’excès de réalisme qui les qualifie ne clôt volontairement pas l’image sur elle-même, ou ne l’apporte pas sur l’autel de la perfection de l’icône, mais la maintient, au contraire, par l’énergie et la vibration d’un trait parfaitement maîtrisé qui creuse et gonfle par endroit les chairs, les muscles et les sexes, du côté du vivant, du manuel, du manu/facturé. Comme si l’image était moins à voir qu’à ressentir, qu’à comprendre, qu’à apprendre, qu’à re-faire ou re-produire au travers de ses différents degrés de visibilité comme de lisibilité. « Mais, pour donner, encore faut-il connaître. » (Mathieu Lindon) Que cela lui soit véritablement arrivé ou que cela soit l’expression de son imaginaire – fut-il fantasmatique – et de ses obsessions assouvies ou non, les scènes qu’il dessine n’ont pas plus d’épaisseur ou de vérité que les personnages d’un livre – le dessin comme le texte ne sont-ils pas deux formes jumelles de graphie sur papier ? –, mais les hommes qui les incarnent semblent néanmoins être de notre côté, de notre bord, parce qu’ils ont fait de la sexualité, de leur sexualité, donc de leur virilité sinon de leur masculinité, de leur plaisir sinon de leur jouissance, un élément de leur vie, de leur quotidien, de leur ordinaire. Et les secrets qu’ils divulguent ne sont pas, comme dans un roman policier, le nom du coupable qui, une fois l’énigme résolue et justice faite, fera se refermer à l’instar d’une parenthèse le cours de la vie sur elle-même, mais une façon sexuée et sexuante d’être au monde. À l’instar des images sadiennes, si ces dessins et ceux qu’ils représentent transgressent les interdits, ce “on” à l’œuvre dans cette transgression – on s’y regarde, on s’y toise, on s’y harnache, on s’y embrasse, on s’y lèche, on s’y suce, on s’y encule – est, fort justement, circulant, déculpabilisé, délivré, ouvert, débordant, singulier et pluriel, individualisable et partageable tout à la fois. Comme s’il fallait supprimer, là encore, l’écart entre le voir et le toucher, le désir et ses parts d’imaginaire, l’identité et ses renversements dans le sexuel. Le semblable, en effet, n’est pas l’identique, et le ressemblant la copie conforme. C’est l’erreur de ceux qui confondent la pornographie marchande – qui dé-réalise le corps humain de ses organes, de ses pulsions ou de sa pensée au prétexte de le magnifier au travers de la représentation – avec la sexualité elle-même, et qui ne voient pas dans le passage à l’acte, le trouble de la chair, le partage des gestes, la transmission des sens, l’échange des fluides (y compris dans ce que ces échanges de fluides peuvent produire de jus, de traces, de souillures, de déchets), la marque d’une altérité fondatrice, irriguante et distributrice. Et le fait que son travail puisse tout de même inciter à la masturbation, à l’auto-jouissance, est loin d’être innocent ; et il est même plaisant que d’imaginer nos efforts s’attacher à leur efforts, notre plaisir s’accoupler à leur plaisir, nos fluides se relier à leurs fluides, pour mieux poursuivre l’insaisissable des impulsions, des confrontations ou des transformations des corps sous la loi de la chair et la lumière du désir. Autrement dit : changer le cours du monde, faire reculer ses fantômes… 

Ce livre ne reproduit pas les dessins de Marc Ming Chan tel qu’ils ont été réalisés à l’origine, ils ont tous été pris, repris, décadrés, recadrés, inversés, emboîtés, superposés. Et le trait comme les corps n’y ont jamais été aussi circulants. Des mots, des phrases, des textes sont alors venus les surligner comme pour mieux interpeller le lecteur, à l’instar de slogans sinon d’adresses à faire, à agir, à répondre. Et leur proximité graphique ou sémantique avec l’esthétique du Bauhaus, celle du constructivisme russe ou les principes du dessin de propagande n’a rien d’involontaire, bien au contraire. La devise d’une agence d’auto-école affirmait il y a peu : « La maîtrise [de la route] conduit au plaisir ». Approfondir le travail de Marc Ming Chan ne peut se faire sans aborder ce sentiment de détermination, de droiture, de rigueur et de puissance qu’expriment les personnages ou les mots qui viennent donc souligner plus que commenter l’action qui les anime, à l’instar de cette sentence : « Autour de moi, je vois des individus qui perdent leur temps à vouloir rester jeunes en portant des vêtements qui ne leur vont pas, et à choisir des activités dérisoires qui ne servent à rien. De temps en temps, je croise un homme qui marche droit. Un de ceux qui trace son chemin, dans le doute peut-être, mais avec la volonté de rester éveillé le plus longtemps possible. » Un éveil qui semble être porté par une jouissance pleine et entière de la vie, du plaisir, du sexe, mais aussi par des rapports humains où l’observation (le regard), la confrontation (les gestes), la domination ou la soumission (la virilité de l’allure ou du comportement) sont fondatrices. Mais plus qu’un manuel du “comment jouir”, ce livre est une exhortation non pas à accepter ces rapports humains tel que, mais plutôt à les ressentir, à les affronter et à les regarder en face au non d’un principe d’intensité et d’intégrité plutôt que d’une morale simpliste. Comme s’il fallait, à travers la force de l’instant, l’excitation du plaisir immédiat, ne jamais céder aux détournements ou aux distractions qui vident et assèchent nos corps et nos esprits, et nous font perdre tout rapport véritable avec nous-mêmes. Comme s’il fallait vivre chaque dessin comme une unité de base, une totalité habitée, et le vivre rapidement, radicalement, avec son corps, avec ses sens, en toute conscience, comme une stratégie de survie physique, mentale et affective plutôt qu’un salut. Sentir la présence des membres, des muscles, des chairs, du sang, et que le désir passe. Au fond, être vivant s’est risquer. Et s’exposer. À soi. À l’autre. Sans secrets.

Charles-Arthur Boyer