Novembre 2003.

GD :Bonsoir.

Est-ce qu’on peut commencer par une espèce de vague bio, ou pas ? 

MMC : Ouais. 

Ben en fait, euh, moi ce qui m’intéresserait surtout ce serait, quelle est ta formation euh, artistique, quoi ? 

Bon, brièvement, j’ai commencé vers l’âge de seize ans à faire mes premières peintures, avec pas mal de facilités parce que mon père était artiste-peintre, donc on avait à la maison, ma mère vendait des articles de peinture, pinceaux, couleurs et toiles étaient à disposition, tout ça était un peu étalé dans le temps, j’ai arrêté, j’ai fait d’autres choses, et puis, quand j’ai eu dix-sept ans, je voulais bouger de Charleville, donc j’ai fait l’école Duperré, les arts appliqués, j’ai appris pas mal de choses, bon, je n’ai pas été jusqu’au bout, parce que c’était assez contraignant, on était un peu dans un moule, et ça ne me correspondait pas trop. 

C’est quoi l’école Duperré, au juste ? 

C’est une école d’arts appliqués, on a deux premières années où on touche un peu à tout, peinture, sculpture, photo, film, on se spécialise après. Bon, j’ai dessiné par-ci par-là, soit tout seul, soit avec des modèles, j’ai vécu une vie d’artiste pas inintéressante ; à partir de 95-96 j’ai commencé à dessiner des choses sous le nom de Fury 161, donc là ça a commencé à se préciser. 

T’avais quel âge quand Fury est né ? 

Vingt-neuf. Vingt-huit, vingt-neuf. 

Et donc t’as fait des dessins pendant des années, du nu, du nu, du nu, et tout ça. 

Ouais, du nu et beaucoup de portrait, je m’inspire beaucoup de la peinture de la Renaissance, du portrait classique, des personnages très posés, imposants, rassurants. 

C’est qui alors, les influences revendiquées ? 

Rembrandt. J’aime beaucoup Ingres, il y en un que j’aime beaucoup aussi, c’est Gian-Battista Moroni, oui, c’est vraiment celui que je préfère, même si je connais peu de choses de lui, dans les moins classiques, il y a aussi Bacon, bien sûr, même si ça ne se retrouve pas dans mon travail directement, il y a aussi beaucoup de photographes contemporains aussi. 

Ouais, vas-y. 

C’est difficile de donner des noms parce qu’il y a beaucoup de photos qui viennent de magazine, de la presse, donc je ne connais pas forcément les noms des auteurs, et en général, j’aime beaucoup la photo sans que ça soit directement lié, bon, j’aime beaucoup Tillmans, des gens comme ça. 

En fait, si, ça ressemble à ce que tu fais. Il y a là de l’amour pour le sujet. 

C’est des gens qui comptent. C’est comme la peinture classique, ça n’a pas un rapport direct avec ce que je fais, enfin toi tu dis que si, ça a un rapport, déjà dans la composition. 

Ben déjà, c’est très étonnant d’être figuratif. Non ? Je veux dire, plus personne ne veut faire de la figuration bien faite, quoi. 

Ouais, c’est pas ce qui marche le mieux en ce moment, je ne sais pas, c’est pas à la mode, j’en sais rien, c’est vrai que c’est pas tendance, quoi, je veux dire. 

Ouais. 

Si je voulais vraiment entrer dans le milieu de l’art, les galeries, je crois que je ferais autre chose de plus, quoi, conceptuel. 

Ah ouais ? Pourquoi ? 

Parce que j’ai l’impression que ce que je fais, c’est pas ce qu’il y a de plus, j’allais dire, commercial, c’est pas le mot, ça fait pas avancer, quoi, l’art. 

Ca fait pas avancer ? Ah ouais. Moi je pense que si. 

Oh, parce que bon, c’est encore une fois figuratif, du figuratif on en a vu beaucoup. 

Ouais mais est-ce que dans le figuratif ça fait pas avancer ? 

Si on fait un retour en arrière, il y a des tableaux comme l’origine du monde qui ont fait un énorme scandale à l’époque et qui maintenant n’ont rien d’extraordinaire. 

Mais c’est scandaleux, ce que tu fais. Je veux dire par rapport à un certain conformisme du formalisme et/ou de l’ironie.

Je ne sais pas, si tu veux, il y a des gens autour de moi qui disent que c’est bien, qui trouvent ça naturel, tu vois, ma mère est présente à toutes les expositions, je me sens bien entouré, donc je ne me pose pas la question, je pense qu’il y a des gens qui ne doivent pas trop apprécier, ou n’y trouver aucun intérêt. 

Un peu de lait ? 

Non merci. 

Je ne connaissais pas ce que tu faisais avant 97, avant les militaires, quoi, tu faisais du porno à l’époque ou pas du tout ? 

Non, mes premières toiles, c’était des boxeurs, des trucs immenses, des trucs qui faisaient deux mètres de haut, c’était maladroit mais en même temps le trait était plutôt vif, maintenant je pense que je n’aime pas trop, c’était des choses assez classiques. 

T’en as fait beaucoup, des boxeurs ? 

Non, quatre ou cinq. 

Quatre ou cinq, et après t’es passé à quoi ? 

Bon, un peu dans le désordre, j’ai fait des très grands torses, sur papier, deux mètres sur deux, avec un coup de crayon très vif aussi, c’est assez brutal, toujours très figuratif. 

C’était quand, ça, un an, deux ans avant ? 

Non, non, non, c’était bien six ou sept ans avant. 

Ah ouais, début 90. 

Oui, dans cette période-là. 

Ok, et après ? 

Après, j’ai fait des toiles assez symboliste, avec des personnages en costumes, avec des fouets, en couleurs, il y avait aussi un prêtre qui faisait des gestes avec un style un peu mystico-machin, cette série-là, j’en ai fait plusieurs, j’ai fait des trompe-l’œil, des murs craquelés hyperréalistes avec des chapelets, des petites photos épinglées. 

Bon, d’accord, donc ça c’était toute une époque de peinture, à quoi, d’ailleurs ? 

Acrylique. 

T’as pas fait d’huile ? 

Non, techniquement, euh… 

C’est super dur ? 

Ouais. 

Il y a la petite huile que t’as montrée à la dernière expo. 

C’était une acrylique. 

Ah, c’était une acrylique. 

C’est assez inhabituel pour une acrylique, c’est vrai que les gens quand ils travaillent à l’acrylique ils travaillent dans l’épaisseur, c’est assez brutal. J’essaye de rendre l’aspect un peu léché, hyperréaliste. 

Mais faut dire un peu ce que c’était, pour les gens. 

La petite peinture ? 

Ouais, la petite peinture. 

C’était une petite peinture ronde, qui faisait dix centimètres de diamètre, avec d’un côté le portrait d’un gendarme, en bleu marine, avec un flingue, avec à l’arrière-plan un paysage très classique, et le verso représentait une scène érotique, c’était une enculade avec deux mecs sur un lit, avec un drapé avec en arrière-fond une ouverture sur le même paysage, toujours très classique. Ca pouvait être le même personnage dans une autre situation, c’était à chacun de se raconter son histoire là-dessus, moi ce qui m’intéressait, c’était de faire quelque chose qui avait une apparence, et qui dans le fond pouvait être autre chose, un peu comme les gens, quand on les rencontre, au premier abord, on brosse un portrait un peu vague, ou peut-être précis, mais on peut se tromper, carrément. 

Est-ce que c’est pas aussi, je vais faire très France-Culture, mais, une mise en abyme de la perception, et de la perception par rapport à l’histoire de l’art, c’est à dire que tu vois un gendarme, mais tu peux aussi voir un Poussin, quoi ? Non ? 

Ouais, je pense qu’il y a toujours dans mon travail une volonté de travailler, je ne dirais pas de faire revivre, mais de travailler dans le droit fil d’un certain classicisme, en tout cas. Avec les sujets d’aujourd’hui, avec les sentiments de quelqu’un qui a trente ans aujourd’hui. Et certainement une quête de beauté, avec des sujets qui ne sont pas forcément représentés comme ça, dans la beauté. 

Et alors, en fait je reviens à la période de peinture, donc il y a eu tout ce que tu as fait et après tu as arrêté et tu es passé à la mine de plomb ? 

Non, il y a eu toute une période où j’ai arrêté ça, où j’ai fait autre chose. 

Et pourquoi t’as arrêté ? 

Je sais pas, je pensais que j’étais, enfin je devais être dans un trip, enfin je ne gagnais pas ma vie avec ça. Donc il fallait que je décide de ce que je voulais faire de ma vie, est-ce que je voulais avancer ou pas, je m’étais posé même la question de savoir si la vie d’artiste aujourd’hui était possible comme au début du siècle, à savoir vivre un peu de l’air du temps, peindre avec les moyens qu’on avait, donc je ne savais pas trop, et là j’ai commencé à faire des choses, à travailler, à gagner de plus en plus d’argent, à m’installer dans la vie. 

Et ces choses, c’était quoi ? Pas de la peinture. 

Non, c’était assistant sur des séances de photo, j’ai fait un peu de communication dans le textile, j’ai été maître d’hôtel, j’ai été portier au Keller, enfin, tu vois. 

Toutes sortes de choses. 

Portier au Keller, c’était juste avant Fury. Alors là, ça a été la plongée dans le milieu, backstage, quoi. 

T’es resté longtemps ? 

Deux ans. Un an et demie, deux ans. 

C’était en 96, 95-96 ? 

Ouais. 

Juste quand j’étais pas à Paris, mais euh, d’accord. Et alors, pendant que t’étais au Keller, tu faisais aussi de l’art, ou pas ? 

Ouais, mais c’est vrai que c’était assez dilué. J’ai même présenté au Keller, des euh, non, ça je l’ai fait après, des portraits, c’était encore des choses un peu classiques, travaillées au doigt, c’était comme des taches un peu étalées, qui représentaient des visages barbus. Il y avait un visage qui était un peu en extase, comme ça. 

Ouais, extase, euh, mystique ? 

Oh, on ne va pas aller jusque-là, on va dire une jouissance. 

Ouais, et puis après il y a Fury. On peut considérer ça comme quoi, d’ailleurs, pourquoi est-ce que ce nom apparaît ? 

Là j’ai eu l’opportunité, bon, la boîte où j’étais a fermé, je me suis retrouvé face à rien, je me suis demandé, est-ce que c’est l’occasion de faire ce dont moi-même j’ai envie ? J’ai monté une société de graphisme, qui s’appelle Fury 161, et à travers ça, je me sentais capable de pousser plus loin ma démarche, m’assumer en tant qu’artiste, même en me planquant derrière un nom, ça c’est un manque de confiance, ou de la pudeur, j’en sais rien. 

Mais parce que tu savais que Fury 161 allait produire des choses politiquement incorrectes, voire, euh ? 

Non, non, pas forcément, non, j’ai fait du graphisme, des logos, des plaquettes, pour des courses de voitures, ça c’était le côté propre, et puis à côté, quand j’avais du temps libre, je faisais des illustrations que j’essayais de vendre au début, bon, à des magazines, pour des articles ou des histoires, bon, ça n’a pas marché, personne n’en voulait, parce que, bon, pas assez connu, ou alors ils préféraient faire travailler le pote de machin, bon tout ça, j’ai démarré relativement lentement. Personne n’y croyait. Bon, j’étais quand même relativement encouragé. 

Par qui ? On peut savoir par qui ? 

Bon, par Alain Calefas. Essentiellement, je crois que ça a été le premier à dire, tiens, bon, il y a quelque chose on va faire travailler le bonhomme. 

C’est lui qui a préfacé ton premier bouquin. 

C’est le collectionneur numéro un. Il a beaucoup de choses. Je ne peux pas dire qu’il a tout, mais il a beaucoup de choses. 

Après c’est des trucs personnels, mais, il vit plus en France ? 

Non, il vit à San Francisco. 

Donc, la collection de Fury d’Alain Calefas ? 

Ouais, elle est là-bas, expatriée, comme on dit. 

D’accord. 

Et lui, il a une collection assez complète, il a des choses de Fury, il a des peintures du début, je crois qu’il a toutes les périodes. 

D’accord, et c’est chez lui que t’as fait ta première expo en tant que Fury. 

Ouais. Au Cox. 

Au Cox, d’accord, que j’ai pas vue, moi, j’ai vu la deuxième. C’était en ? 

96. Ouais, c’était une expo où j’étais assez content de ce que j’avais produit, bon il y avait toute une partie avec des dessins militaires hyperréalistes, et puis ce qui était le plus intéressant, c’était les radiographies, c’était des images collées sur un Rhodoïd qui étaient collées sur les vitres, il y avait des textes, des photos, que j’avais prises à la télévision, dans des reportages ; quelque chose d’assez poussé. 

C’est un peu ce qui apparaît dans From 0 to 1 ? 

Ouais. Il n’y a pas le même montage, mais c’est exactement ça. Il y a plein de gens qui m’ont dit que les textes étaient osés, francs. C’était des textes où je me livrais quand même pas mal, quoi. 

Ouais, et en fait c’est le seul bouquin comme ça que t’aies fait parce que dans Pornotraffic, si je comprends bien, il n’y a pas de texte. 

Non, que des illustrations. Mais j’aimerais bien maintenant faire un livre où il y a tout. C’est vrai que je me suis rendu compte récemment que j’avais quand même pas mal de choses. Raconter le parcours, remonter le travail du Cox dans le bon sens, avec le sens de lecture, avec les proportions, et puis après montrer le reste. 

Les dessins à la mine de plomb. 

Je me suis remis aussi à l’acrylique. Pause-Lecture c’était une amorce. J’ai testé. Le résultat n’est pas à la hauteur de mes espérances mais la peinture existe et ça me permet de mieux diriger, de mieux concentrer pour ce que j’ai envie de faire ensuite. Parce que d’abord c’est vrai qu’il y a l’histoire du discours, ce qu’on va envie d’exprimer. Après il y a le plaisir de la main, quand on se laisse aller. Le résultat n’est pas forcément comme ce que veut l’esprit. Pornotraffic c’est le plaisir, le plaisir de dessiner, point. 

Oui, d’ailleurs ça a l’air de pas mal tourner autour du plaisir. Et Pornotraffic, ça date de quand ? 

97. 

97. Les deux bouquins ont été tirés à combien d’exemplaires ? 

Mille cinq, je crois. Mille cinq chacun. 

C’est encore assez mis en scène. 

Travaillé. Les dessins sont pas mis n’importe comment. J’ai essayé de les mettre en valeur, d’y ajouter un plus par le graphisme. 

Et alors c’est quoi finalement cette obsession, cette double obsession, des militaires et du cul quoi, c’est quand même autour de ça que ça tourne. Y a un peu de motos. Et alors faut justifier, quoi, je suis désolé…

Ben, les militaires, j’aime l’uniforme pour ce que ça montre. Pas spécialement baiser avec un militaire ou ce genre de trips. J’ai jamais fait et je ne crois pas que je ferai. J’ai une forme de respect pour ce que ça représente. 

Mais ça représente quoi ? 

Une idée de la virilité ou de l’homme tel que je me le représente, même si quand on gratte un peu derrière ou quand on parle avec un militaire, tout s’écroule, mais tout ça c’est encore une histoire d’images, c’est la façade, et ça ça me fait tripper à fond. 

Tu penses pas que c’est aliénant, et qu’on devrait toutes avoir les cheveux longs, parler au féminin et être le plus folles possible ? 

Euh… J’ai pas compris pourquoi t’as dit ça. 

Pourquoi j’ai dit dit ça ? Parce que moi on m’agresse beaucoup sur ça, en fait. 

C’est à dire. 

Parce que moi en fait, au bout du compte, et même si je mets des perruques de temps en temps, ce que je défends, c’est aussi une certaine virilité, quoi, et j’ai pas l’impression que c’est ce qui a le plus la cote auprès d’une certaine euh, pff, intelligentsia gay de salon modasse, je dirais, en pesant mes mots. Et il y a aussi tout un truc autour des folles, quoi, des « folles historiques », du fait que l’homosexualité militante, elle a été poussée à partir des années 70 par des gens qui se revendiquaient comme folles.

Ben, là, encore une fois, la virilité pour moi, j’ai employé le mot virilité en parlant de l’image, mais quand on parle des gens, du milieu, c’est plus une histoire d’attitude, donc ça peut être quelqu’un qui a les cheveux longs, bon évidemment pas une drag-queen, ou tout ce que tu veux, quoique, y en a qui peuvent assumer leur statut, et ça c’est une forme de virilité. 

Pour moi c’est une histoire de classe, pas de classe sociale bien évidemment, mais de classe, d’avoir la classe, quoi. D’apprendre, c’est ça la classe, c’est être ouvert à apprendre.

Pour moi, la virilité, c’est être droit, quoi, pouvoir se tenir debout. Assumer sa vie d’homme. Après, on peut faire ce qu’on veut avec son cul, ça ne regarde personne. 

Visiblement, les hommes de Fury font des tas de choses avec. 

C’est vrai que dans la dernière expo, il y avait un dessin qui représentait un type sur le dos, on ne voyait que son cul, on ne voyait même pas la bite, et c’est vrai que quelque part ça représente une forme de féminité. Mais si le mec le dit, assume sa passivité, et le fait virilement, bon je pense que ça peut passer comme une lettre à la poste. 

C’est exactement conforme au modèle Tom of Finland, c’est-à-dire que la virilité n’est pas distribuée en fonction des rôles sexuels, y en a pas 100% pour l’actif, et 0 pour le passif, oh, attends ! C’est en ça que je trouve que Tom of Finland est vraiment génial. Et en ça, t’es… 

C’est vrai que chez mes personnages, le dominateur est toujours le militaire habillé et le passif entre guillemets est toujours nu et dans des positions adéquates, mais dans les deux cas je crois que les deux sont virils. Je ne fais pas une distinction même s’il y a une soumission. C’est aussi ça qu’on voit dans leur regard. Ils regardent le spectateur ou non, mais on voit toujours qu’il y a quelque chose qui fait qu’ils sont en train d’assumer ce qu’ils font. J’étais plutôt content quand les gens l’ont ressenti. C’est pas fait dans la joie, mais presque. Mes personnages aiment ce qu’ils font. 

Et sur le fait qu’ils se ressemblent un peu tous, comment tu peux justifier ça, commenter, qu’est-ce que tu as à dire ? 

Ils font partie d’une même famille. Mais je n’ai pas l’impression qu’ils se ressemblent. C’est un petit peu comme les chinois, ils font peut-être partie d’une autre race, et nous, les spectateurs étrangers, on a l’impression qu’ils se ressemblent, mais en fait ils ne se ressemblent pas. 

Ils sont quand même tous assez musclés. 

C’est pas forcément ce que je préfère, mais ça c’est ce qu’il y a de mieux à dessiner. C’est quand il y a des volumes, des ombres, des reflets, des creux, des pleins. C’est pour ça que l’homme c’est intéressant à dessiner, bon la femme, t’as les fesses et les seins et après c’est tout lisse c’est moins trippant à dessiner même si beaucoup le font très bien. 

Il n’empêche que dans les derniers dessins tu as mis un type un peu avachi musculairement. 

Oui, oui mais ça c’est tout à fait dans mes goûts. Bon, des beaux mecs, mais qui ont la quarantaine, quoi. 

Ils ont entre quel âge et quel âge, en fait ? 

Trente à quarante, parfois plus. C’est vrai que je ne dessine pas de jeunes, ça on me l’a souvent demandé. 

T’aimes pas ça ? 

Ben, encore une fois, pour moi, c’est trop lié à la féminité, pour moi, c’est trop lisse. Je peux le faire, je l’ai fait à certaines occasions, mais là encore pour le plaisir de la main sur le papier, c’est pas intéressant. Puis bon, c’est pas vraiment mon trip non plus. 

On a vraiment l’impression que tu es passé du vêtement au nu, dans les dessins en tout cas. 

Non, non, non, mes dessins vêtements sont hyperréalistes, parfois il y a des esquisses de vêtements dans mes croquis mais en général c’est hyperréaliste donc très long, j’en fais peu, et ça se vend tout de suite sans que ce soit montré. Les croquis, c’est plus rapide, je peux en faire beaucoup plus, donc c’est plus propice à des expositions. 

On peut parler de quantitatif, c’est intéressant aussi, il y a combien de dessins de Fury ? Disons depuis l’époque du Cox. 

Une quarantaine d’hyperréalistes, je pense, et des croquis… Une centaine. 

Tu travailles quand ? 

En ce moment, avec le travail que j’ai et qui me prend huit heures par jour, c’est le soir.A une époque j’arrivais, malheureusement c’est perdu, à travailler une heure le matin avant d’aller travailler, et après le soir. En ce moment c’est le soir, et assez peu. 

Dans ces conditions, ça prend combien de temps de faire un dessin hyperréaliste ? 

Ca peut prendre quinze jours, à plusieurs heures par jour. Ca m’est arrivé, parce que le temps pressait, de faire un dessin en une semaine, mais c’était du six heures par jour. 

C’est chaud quand même. Et évidemment, tu n’utilises pas de gomme. 

Non. C’est pas interdit mais c’est pas dans la règle de l’art. J’évite de planter même si ça m’arrive. J’essaye de corriger ou alors je me laisse aller, c’est vrai qu’à un moment donné je faisais des flingues énormes, inconsciemment c’est comme quand on dessine une grosse bite, quoi, c’est bon… 

C’est sympa, donc en fait tu continues les trucs hyperréalistes, je savais pas. 

En fait j’en ai plusieurs en chantier, j’ai une autofellation dans la rue, j’ai un GIGN… Ca traîne, et puis j’ai repris la peinture, qui m’intéresse plus en ce moment. 

Tu fais quoi ? 

Des portraits très classiques, sur un thème dont je ne peux pas parler parce que c’est un peu chaud, mais c’est du néo-classique, avec des vieux cadres restaurés, où je vais montrer des choses horribles. 

C’est post-moderne. 

Peut-être, mais en même temps j’ai l’impression que les gens ont envie de ça, de formes dont le sens de lecture paraît évident, mais où après on peut raconter plein de choses. 

Reste que la peinture, y en a pas. En France, la peinture, c’est des croûtes pour les petits-bourgeois qui n’ont vraiment aucune formation artistique.

Aux Etats-Unis, il y a beaucoup de figuratifs qui marchent bien, des gros noms qui font des choses assez belles, comme Cadmus, etc… 

C’est gay ? 

Y en a qui sont gay. En même temps ça pourrait représenter des choses assez banales, comme une photo. C’est aussi ça qui bloque les collectionneurs. C’est vrai qu’un mec qui passe son temps à faire de l’hyperréalisme, je sais pas… Ca marche pas bien. 

Et toi c’est ça que t’as envie de faire ? 

Peut-être pas hyperréaliste, pour l’instant non, mais réaliste, oui. 

Et y aurait du cul ? 

Il y aurait une charge érotique, forcément, puisque c’est quand même ce que je fais. Mais bon c’est un thème plus sérieux. Là je pense que je vais passer une année à étudier mon sujet, je vais m’acheter pas mal de bouquins, faire des recherches pour ça. 

Ce qui veut dire que le cul c’est fini ou que tu vas quand même en faire à côté. 

Non, je vais quand même en faire à côté. Des dessins, même si ça m’intéresse un petit peu moins, il y en aura sans doute, vu que le projet de peinture ne sera montrable que dans deux trois ans. 

Tu penses que t’as fait le tour du sujet ? 

Non, c’est pas que j’en ai marre, faire ces dessins, il y a toujours le même plaisir, bon, c’est comme se branler, quand on s’est branlé cinquante mille fois. 

Nigel Kent fait ses dessins à la pompe à bite. 

Je l’ai rencontré à Amsterdam. Il m’avait parlé de masturbation. 

Donc, j’ai une question, les lecteurs veulent savoir. Est-ce que tu te branles en faisant les dessins ? 

Mmmh…

T’es pas obligé de répondre. 

Ouais, ça m’est arrivé. Pas forcément pendant, parce que j’ai une conscience professionnelle, Monsieur, mais non forcément les dessins me font bander. Tu sais, pendant la masturbation, tu as des images qui passent, et le fait de pouvoir coucher ses fantasmes sur le papier, c’est quand même assez jouissif. 

Quand on s’était vu il y a trois ans, en 97, je me souviens qu’on s’était parlé de cet espèce d’état de transe dans lequel tu es quand tu dessines. 

Transe, c’est peut-être un peu fort, parce qu’on imagine des tas de choses un peu saugrenues, mais… Dans la concentration, je dois avoir mon esprit qui se libère et plein de choses très négatives qui s’effacent et je me retrouve dans quelque chose de très réconfortant. Dans un univers dans lequel je me sens bien. Quand je bosse j’ai des images que je choisis et je me retrouve dans un jardin secret, et c’est à la limite comme ça que je survis, c’est valable pour plein de gens, même au cours d’une journée quand il y a un truc qui va pas, on se retire, on a des échappatoires, on pense à son monde. Ben le mien, il est là. 

A la limite le sport, pour les gens qui en font, je veux dire, qui ont l’intelligence d’en faire, c’est aussi ça. 

Oui, c’est aussi ça. Bon, c’est vrai que j’ai aussi un autre monde, mon monde ne se limite pas à ça, j’ai d’autres choses qui me font tripper comme les photos anciennes, je ne sais pas pourquoi, ça me, ça me fait totalement rêver, ou alors j’ai un désir secret de vivre à cette époque. Ces photos me parlent. 

Et tu collectionnes ? 

Difficilement, mais au moins les livres sur les débuts de la photographie, ça, je les achète systématiquement, c’est même devenu un peu comme une drogue, dès que je suis dans une librairie, je regarde et si il y en a qui me plait, je prends. Même ça m’est arrivé de me branler sur mes livres de photos, qui ne sont pas spécialement érotiques, les personnages sont dans des vêtements mais pour moi il y a une charge érotique immense là-dedans. 

Est-ce que c’est lié à la mort ? 

C’est lié à une forme d’élégance, je le sens comme un bien-être, dans ces photos-là, qui me fait oublier tout ce qui se passe aujourd’hui. J’ai l’impression qu’elles ont été prises avant le chaos, avant l’industrialisation, avant tout ce qui fait que le monde d’aujourd’hui devient presque invivable. Et le fait de me projeter à l’époque et de rentrer dans ces photos me calme. 

Il y a deux mecs en Angleterre qui vivent comme au XIX∞ siècle. 

Ouais, McDermott et McGough. 

C’est bizarre, quand même, tu penses quoi de leur démarche ? 

Je les comprends un peu quand même. Et même sans connaître leur discours. Dans le Marais il y a un couple qui se balade habillé dans le style Empire. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ont envie d’autre chose. 

C’était aussi un grand truc des branchés des années 80, le fait de porter des déguisements, de s’habiller comme à d’autres périodes et de revendiquer le fait d’être comme ça dans la rue, et ça s’est fait à une certaine période. Maintenant ça passe plus trop. Le look branché actuel est devenu terriblement oppressif. 

Manque de diversité, uniformité, quand tu vas dans une boutique tu trouves toujours les mêmes fringues. 

Le conformisme de masse hype techno, c’est mieux que le conformisme bourge 80 mais comme conformisme c’est chiant. 

C’est aussi plus facile à gérer, à diriger, des gens qui fonctionnent tous en même temps, regardent tous la même chaîne, s’achètent tous les mêmes fringues et mangent tous la même bouffe. C’est Gattaca. 

Personne ne le veut vraiment, je pense. 

Oui, mais pourquoi ça arrive ? 

L’histoire se concrétise. La techno a donné une espèce de soufflé qui retombe et qui fait que tout le monde s’habille en uniforme. Mais toi qui aimes bien l’armée, tu devrais être pour, ça. 

Moi j’aime bien l’armée parce que c’est vrai que ça fonctionne bien. C’est carré. Ca fonctionne bien en masse, mais chaque personne a son individualité. C’est vrai que j’ai un grand désir de bien ranger les choses, comme à l’armée, mais ça peut être oppressant pour l’individu. 

T’es pas pour que tout le monde soit en uniforme. 

Non, je suis pour que les gens s’affirment. Je suis pour que les gens fassent attention à ce qu’ils font. J’aimerais bien voir des femmes qui se coiffent, des hommes élégants qui assument, qui le matin, décident de ce qu’ils vont mettre. Avec les trucs pas chers qu’on a maintenant, on ouvre le placard et hop, voilà on le met. Les gens ne font pas l’effort d’être en représentation, c’est vraiment dommage. 

Le jean aussi, c’est une représentation. 

L’énergie, ce serait un mec en jean crade et à côté une fille en robe sublime. 

Oui, mais ça, c’est un peu ce qu’il y avait dans les années 80. T’as quel âge, toi ? 

33. 

Et ton premier contact avec le milieu gay, ça s’est passé quand ? 

84. T’arrives de province, tu vas dans les boites, tu ne te sens pas impliqué, forcément. J’étais spectateur, c’était bien. Je voyais enfin des gens comme moi. Mais au bout de quelques années, comme beaucoup de gays aussi, on se retrouve un peu comme un étranger dans le milieu. C’est pas vraiment une communauté. D’autres lois que l’entraide prennent le dessus. Là où je me suis senti le plus proche du milieu gay, c’est quand même quand je me suis mis à connaître le Keller, le milieu SM, et tout ça. 

Et pourquoi ? 

C’est très intéressant de côtoyer ces gens qui viennent dans ces endroits pour devenir quelqu’un d’autre, souvent l’opposé de son identité de jour : serpillière la nuit alors qu’il est au cabinet du ministre le jour, ou au contraire dominer alors qu’il fait un métier totalement nul le jour. Ca part dans tous les sens et ça, c’est intéressant. 

Tu penses que c’est des gens libres ? 

Pas tous. Certains sont le soir la même chose que dans la journée. Certains se libèrent, d’autres font ça par frustration. 

Mais toi t’es essaime ? 

Moi je ne sors pas en cuir pour être quelqu’un d’autre. Mais les rapports sadomaso, je les sens, je les vois dans la journée, dans le métier, chez le dentiste où pour aller au-delà de la douleur, tu peux entrer dans un processus SM, et ça, ça peut être intéressant. 

T’as pratiqué des trucs style sexe essaime ? 

Oui. 

Tu continues ? 

Non. Au niveau de la sexualité, je vis aussi à travers mes dessins. Et j’ai moins le désir de réaliser dans le réel mes fantasmes. 

T’as fait le tour, peut-être ? 

Je vis en couple, je suis dans un schéma classique où on a un peu quitté le milieu, et c’est vrai que les rapports SM, genre fister ou tabasser quelqu’un, tu… Enfin moi je le fais pas avec n’importe qui. Ca a toujours été dans des relations précises, avec des gens que je connaissais bien. Donc c’était pas comme quelqu’un qui fait ça en faisant une expérience, genre je veux essayer. C’est venu dans des rencontres avec quelqu’un, des relations sexuelles où franchement on va plus loin, quoi. 

Et t’as fait un peu le tour des capitales gays, ce que font plein de gays, quoi ? 

Non. 

T’es pas allé à Amsterdam prendre des drogues et… ? 

Non, c’est drôle, les deux dernières fois où je suis allé à Amsterdam, je n’ai absolument pas fréquenté le milieu gay. Londres, pareil, je cours pas après. New York idem. C’est pas systématique dans mes voyages, pas programmé. Pour ça, je ne suis pas du tout communautaire. 

Je ne sais pas si c’est parce que je fume moins de joints, mais je trouve que dans notre premier entretien, en 97, j’étais mieux. Bon, bref, et tout ton rapport à la vente, les collectionneurs, se séparer de son travail, et après, le rapport à être exposé, par qui, les galeries, le milieu gay, etc. 

Se séparer, c’est dur. Au début j’avais beaucoup de mal. Parler d’argent. Au début je ne voulais pas vendre parce que pour moi c’était pas bien. Les gens trouvaient ça très bien, mais moi des fois je trouve ça encore étrange, cet engouement par rapport à mes dessins. 

Ben c’est parce qu’ils sont extraordinaires. 

C’est ce que les gens me disent, mais moi je ne le perçois pas comme ça. Tant mieux, je continue, ça me permet d’avancer et de me perfectionner. Il y aussi des dessins dont je ne peux pas me séparer. De chaque exposition, je garde un ou deux dessins pour avoir une trace. Pour quand je serai vieux, peut-être. C’est aussi comme ça que je peux me séparer des autres. Mais ça m’est arrivé de vendre des dessins dont je ne voulais absolument pas me séparer. Au bout d’un an et demi, deux ans, un collectionneur américain, qui revenait à la charge. 

T’as gardé combien de dessins pour toi ? 

Une petite dizaine. Je me dis que je peux toujours les vendre en cas de coup dur. 

Tu les as numérisés ? 

Maintenant oui, mais ça coûte parce que je fais scanner en haute déf. Au début tout était sur Syquest et maintenant j’essaye de transcrire mes syquest sur cd. C’est pour ça que j’ai ce projet de bouquin. 

Il faudrait le faire chez Taschen. 

J’ai envie de faire ça tranquillement, je suis pas pressé. Et pas de faire un simple catalogue, mais une maquette, que ça ait un sens. 

Moi, je suis surpris que t’aies pas de galerie, quoi. 

D’abord je me suis autoproduit. Et je me suis retrouvé en porte-à-faux : trop cul pour les librairies, trop art pour les sex-shops. Les gens ne définissent pas mon travail et je n’arrive pas à le caser. C’est intéressant dans un sens mais commercialement c’est zéro. Et galerie, c’est pareil, comme je ne vis pas totalement de mon art, je n’ai pas de production, donc pas de galerie. J’ai exposé plusieurs fois chez le galeriste de Tom of Finland à New York. Et aujourd’hui j’ai des contacts avec des galeries classiques en France. Jusqu’à maintenant j’ai fonctionné hors marché officiel aussi parce que je peux mieux contrôler à qui je montre et à qui je vends. 

Tu restes dans le milieu gay. Si tu rentres dans le milieu de l’art installé, ça t’arrivera plus. 

C’est plus pour rester peut-être en contact avec les gens, mais en même temps passer au stade supérieur paraît inévitable. Il y a aussi le problème de la commande, très compliqué, très contraignant. En général je ressens ça comme un carcan, et je refuse, mais parfois ça marche. C’est très rare. 

Exemple ? 

J’ai une amie qui m’a demandé de dessiner ses filles. Ok, j’étais bien. Un type m’a demandé de dessiner son ami mort et le travail n’a jamais été fait, parce que ça aurait été comme l’aider à vivre en suspens avec le mort. C’est difficile parce que les gens sont très gentils, très sincères. Et puis après il y a des commandes de gens qui en veulent à mon cul. C’est très décevant. 

C’est con que tu sois pas moche, ça t’arriverait pas.